Le huitième argument
Même si ce blog était initialement dédié à de l’addictologie loufoque, un tweet de M.Winckler nous a fait vivement réagir avec @Mlle_Juls. Soucieuse de connaître son avis de futur éventuelle historienne de la philosophie option « blabla »(1), j’ai voulu lui ouvrir mon blog. (Et tant pis pour la maturité). Quand on défend une (juste) cause, elle n’a pas besoin de mauvais argument. Et si je suis certaine que Martin Winckler doit pouvoir aligner sept bons arguments en faveur de la lutte contre la maltraitance médicale, ce huitième argument est aussi inutile que délétère. (2)
Voici mon tweet :
Pour répondre à @MartinWinckler , en médecin, je ne suis absolument pas d’accord avec ce post dont je trouve l’argumentation particulièrement fallacieuse. Déjà la notion de maltraitance médicale n’est pas définie par le consentement. Il me semble qu’on peut être tout à fait maltraitant avec l’accord (voire sous la pression) du patient. Accepter de réaliser un acte dangereux et inutile pour le patient alors qu’il nous le demande simplement par facilité/appât du gain/ … peut être tout à fait maltraitant. Pour donner un exemple, on pourrait tout à fait trouver que le chirurgien de Mlle Lolo Ferrari a été maltraitant. Je sui maltraitant si je fais passer mon confort de médecin avant l’intérêt du patient. Au contraire il me semble qu’on peut tout à fait soigner sans l’accord du patient. Les psychiatres font ça tous les jours (les monstres) et les urgentistes et réanimateurs font ça régulièrement (horreur). La définition légale et morale du viol est très proche, c’est une mauvaise distinction qui ne veut rien dire. Obtenir un acte sexuel en insistant fortement est un viol. Insister fortement pour qu’un patient accepte un geste chirurgical vital c’est de la médecine. On ne peut pas se contenter d’un simple non, on doit pouvoir argumenter et si possible convaincre. Les mots sont importants. Aujourd’hui des milliers de victimes de viol peinent à faire reconnaître comme tel ce qu’elles ont subi et se voient proposer de requalifier ça en agression sexuelle. Elles n’ont pas besoin qu’on épuise encore le mot. Vous utilisez à plusieurs reprises le mot « violer » dans un sens totalement différent qui vient tromper le lecteur. Oui en français on peut violer un serment, violer une tombe mais ça n’a rien à voir avec le viol au sens où vous l’employez initialement. Enfin vous appuyez votre argument sur 2 exemples centraux dont 1 est effectivement un viol (le Dr Hazout condamné pour cela) et l’autre un véritable équivalent de viol où seule l’intentionnalité (non sexuelle) peut vaguement faire la différence (les touchers vaginaux et rectaux sous anesthésie générale). Alors oui, faire des TV et des TR sous AG pour « s’entraîner » peut être assimilé à un viol. Pour le reste les mots « violence » ou « maltraitance » me paraissent tout à fait suffire. Et voici le texte de @Mlle_ Juls :
Il y a deux jours, M. Winckler a écrit un article sur son blog (lien) afin de justifier en plus de 140 caractères un tweet polémique où il était écrit, je cite, « la maltraitance médicale est un viol ». Rien que ça. Les conséquences de cette assertion pour le moins véhémente ont été amplement commentées sur Twitter, quant à ce qu’elles supposent et ce qu’elles impliquent dans la pratique des soignants. M. Winckler m’a demandé des explications à ce propos, les voici. Comme je ne suis pas soignante et que je ne veux pas entrer dans des polémiques philosophiques absurdes, je me contenterai de mettre en évidence les déficiences internes de l’argumentation.
Je remercie la taulière de ce blog de m’avoir non seulement laissé la parole, mais aussi d’avoir accpeté de relire (ainsi que @KnackieSF et @Gadiouka) ce texte écrit – un peu – sous le coup de la colère.(3)
Cher Monsieur Winckler,
Je ne sais pas exactement ce qui a motivé votre message – est-ce seulement pertinent ? – mais ce que je sais, en revanche, c’est qu’en dépit de tous mes efforts, je n’ai pas trouvé une seule façon de « sauver », et donc d’entendre, votre message.
Si vous êtes sincère, de bonne foi, que vous pensez vraiment que toute violence est un viol, votre argumentation ne tient tout simplement pas:
A- Elle ne tient pas, premièrement, car je pense sincèrement que vous n’êtes pas plus compétent en matières légales qu’en matières éthiques et/ou morales. C’est, du moins, ce que j’ai pu déduire des différentes définitions « d’éthique » et de « morale » que l’on retrouve dans vos tweets et dans votre article: les deux termes sont tantôt apposés, comme s’il s’agissait de synonymes, tantôt distingués; l’éthique est ici définie comme « morale appliquée » (!), là assimilée à « un comportement respectueux » (!!). Les philosophes spécialistes en la matière seront ravis d’apprendre qu’ils ont fait près de 10 ans d’études pour se retrouver docteurs ès courtoisie. Si vous aviez consulté un dictionnaire, vous auriez pu nuancer. Quand j’ouvre mon Lalande, moi, je lis:
« Il y a ici trois concepts distincts à séparer: 1º La Morale, c’est-à-dire l’ensemble des prescriptions admises à une époque et dans une société déterminées … – 3º La science qui prend pour objet immédiat les jugements d’appréciation sur les actes qualifiés bons ou mauvais … que nous proposons d’appeler Éthique. »
Alors dire que « s’il y a abus de confiance ou manque de respect délibéré, c’est, moralement parlant (comparable à) un viol » ce n’est pas juste. Moralement, c’est très différent, tout simplement parce que tout le monde n’adopte pas, comme vous le faites, une posture partiellement conséquentialiste (i.e. une posture qui prend les conséquences – douleur / gêne etc. – pour seul critère normatif et qui est éthiquement parlant très discutable, eu égard au risque obscurcissement des positions morales, de politique du sacrifice, de position de toute puissance du jugeant etc.). Le point est, précisément, que si vous vous êtes abstenu de parler de droit, une position cohérente vous aurait imposé de vous abstenir de parler de morale et d’éthique.
B- À supposer que je me trompe et que vous soyez compétent en la matière, vous prenez un soin tout particulier à ne pas respecter le sens des mots. « Violence » est un terme général qui renvoie à la « force exercée par une personne ou un groupe de personnes pour soumettre, contraindre quelqu’un ou pour obtenir quelque chose », c’est-à-dire à la contrainte ou à un acte d’agression (verbale, physique, etc.). « Viol » en revanche est un terme spécifique (et défini par la loi selon l’article 222-23 du Code pénal) qui désigne « un rapport sexuel imposé à quelqu’un par violence, obtenu par la contrainte, qui constitue pénalement un crime ». L’aspect sexuel est donc intrinsèque au viol et non accidentel. Vous répondrez que, certes, c’est un emploi restreint et que l’on peut l’utiliser dans le sens de « transgression, d’irrespect ». C’est vrai, mais – et je me fie au TLFi qui est sous mes yeux – uniquement lorsque le complément d’objet désigne un inanimé abstrait. Avouez que réifier grammaticalement des victimes d’agression en employant une tournure abusive, c’est assez ironique. Conceptuellement, il s’en suit que la « violence » subsume le « viol », c’est-à-dire que tout viol est une violence tandis la réciproque n’est pas vraie. Et il me paraît non seulement faux mais aussi dangereux d’étendre indument le sens de ces mots, surtout lorsqu’on sait combien il est difficile (et important) de mettre des mots justes sur des expériences et des ressentis violents. Appelleriez-vous votre « cravate » « ceinture » sous prétexte que les deux servent à vous vêtir ? Qualifieriez-vous sérieusement de « viol » un « cambriolage » qui vous aura laissé l’(indéniable) impression d’être violé dans votre intimité ? Ça – faire dire aux mots ce que l’on souhaite – c’est l’apanage d’Humpty Dumpty, le tyran des mots condamné au soliloque, pas celui d’un essayiste dont le but est (ou devrait être) de communiquer sur des problèmes de prime importance.
C- À supposer que l’on puisse faire l’économie du respect du sens des mots, votre discours, dépourvu de logique interne, ne tient malheureusement pas debout tout seul. J’entends par là que les relations qui unissent les mots (quoiqu’ils veuillent dire pour moi et/ou pour vous), c’est-à-dire les éléments de votre réflexion, sont labiles, versatiles, changeants. Votre position morale est peu claire et vous vous contredisez: si, comme vous l’affirmez, l’acte est condamnable à partir du moment où la victime l’exprime comme tel, comment expliquer que vous condamniez également l’auscultation intime d’une personne anesthésiée (et qui n’en souffrira pas, si elle ne l’apprend pas par d’autres voies) ? En outre, le « mauvais acte médical » est tantôt qualifié de maltraitant, tantôt d’acte violent, tantôt de viol. Vous opérez également une inversion de dérivation viol > violence qui maltraite la langue au moins autant que la logique car vous donnez au général le nom du particulier. Rien n’autorise cela: vous ne pouvez pas induire d’une équivalence de ressenti (j’entends par là, le ressenti de violence ou de douleur tel qu’il peut-être mesuré via son expression par le patiente ou la patiente) l’identité de leur(s) cause(s) ! Et vous justifiez cette identité, et assumez le mot « viol », sous prétexte d’actes « moralement comparables » sans expliciter précisément ce sur quoi repose cette comparaison, cette équivalence: il s’agirait tantôt de la violence, tantôt du « vécu verbalisé ». Mais ces points de vue sont incompatibles ! Si le mot se réduit à l’usage qu’on en fait, alors les auscultations intimes non sues ne sont pas qualifiables de « viol »; si le mot renvoie à un vécu alors il faut prendre le risque de se soumettre au vécu et conséquemment requalifier un ensemble d’actes non usuellement qualifiés de « viol » (cambriolage, insulte, rupture de confiance) et les condamner en tant que tels. En fait – et je cite ici l’heureuse formule de @Gadiouka – en même temps que vous vous érigez « en porte-voix des victimes de maltraitantes médicales, vous ‘sucrez’ purement et simplement la voix des femmes et hommes violé(e)s qui n’apprécieraient peut-être pas de lire qu’un otoscope enfoncé trop brutalement dans l’oreille est ‘moralement comparable’ à un viol ». Et cette impression de flou, de confusion, d’illogisme, est prégnante partout. Sauf peut-être dans cette phrase « la violence … est toujours de la violence !!! » que je n’aurai pas l’audace de récuser (car, comme chacun sait, il n’y a pas plus logique que la tautologie).
Il en ressort que si vous êtes de bonne foi, votre texte me semble mauvais car non informé et/ou mal écrit et/ou mal conçu. C’est objectivement la pire défense d’une cause juste et honorable que l’on pouvait imaginer.
Cela posé, il est également possible de supposer que tout cela cache d’autres motivations, et que cette assertion serait une provocation parmi d’autres; hypothèse que m’autorise ce tweet où vous dites que nous prenons « <vos> provocations (délibérées) pour des définitions », que « la sémantique <n’est> pas le fond du débat » (je n’argumenterai pas ici sur le fait que la sémantique est toujours peu ou prou le fond d’un débat quel qu’il soit). Le cas échéant, votre argumentation me paraîtrait non seulement inepte mais également moralement discutable:
A- Cela ne vous dérange pas de provoquer sur des sujets aussi sensibles ? Dans quelle mesure la figure de l’homme-dans-l’écoute, dans le respect – oserais-je dire « dans l’éthique » ? – résisterait à un tel aveu ? Quelle est cette fin si noble qui justifie que vous preniez comme moyen les souffrances d’autrui pour provoquer une réaction ? Je mentionnais au début les conséquences potentielles d’un conséquentialisme radical, la position de toute puissance du jugeant (même dans l’écoute), le sacrifice … On nage en plein dedans.
B- À supposer que l’on puisse provoquer sur ces sujets, votre rhétorique est moralement discutable car la provocation fait appel, on le sait, plus à l’émotion qu’au raisonnement. Employer une rhétorique du pathos en l’absence d’arguments solides, c’est faire le choix d’une cible, d’un public, plus sensible qu’un autre. En l’occurrence ici: des gens qui se sentent concernés par le sujet, qui en ont souffert ou qui en souffrent encore – des gens maltraités, violentés, violés, verbalement, physiquement et/ou sexuellement – ou encore des gens qui n’ont pas l’éducation oratoire suffisante pour démêler votre discours. Écoutez-vous vraiment leurs ressentis et leurs histoires, lorsque vous les nommez différemment ? Et, plus important encore, que dit cet aveu de provocation de la vision que vous avez de votre lectorat ?
C- À supposer que cela se justifie, votre rhétorique est inefficace. Pourquoi provoquer ? Pour sensibiliser ? Je ne pense pas qu’il soit très éthique de sensibiliser aux dépens des autres et je suis intimement persuadée qu’il est inutile de le faire aussi mal. Sacrifiez bien, sacrifiez mieux: les discours radicaux et peu fondés ne résistent malheureusement pas bien longtemps aux critiques d’esprits plus rigoureux.
Bref, qu’importe l’hypothèse choisie, elle n’honore pas votre propos. Et c’est bien dommage.
(1) C’est elle qui le dit- NDLB
(2) La Maltraitance médicale est un viol
(3) Le post de @knackieSF à ce sujet